5d. Situations à risque sous ITK
Livia Lamartina
Patients âgés et ITK
En France un tiers des patients atteints de cancer ont plus de 75 ans. Chez les patients âgés l’évaluation onco-gériatrique permet de prédire de façon indépendante le risque de toxicité sévère et la survie globale et permet d’aller au-delà d’un plan de traitement basé exclusivement sur le jugement clinique et l’âge pour éviter le sur- et (plus souvent) le sous-traitement [1].
Dans une analyse de sous-groupe de l’essai de phase 3 SELECT, les patients âgés de plus de 65 ans (âge médian de 71 ans) avaient un risque de toxicité sévère de 89% (vs 67% chez les plus jeunes), avec nécessité rapide (médiane 1,5 mois) d’une diminution de dose, jusqu’au palier de dose plus bas (10 mg) et une dose médiane de traitement moindre. La survie sans progression était comparable à celle des patients plus jeunes avec un avantage en termes de survie globale par rapport au placebo [2].
Une étude rétrospective de 79 patients atteints de cancer médullaire de la thyroïde traités par vandetanib a trouvé au contraire que les patients plus âgés avez des réponses au traitement moins prolongés [3].
Une évaluation et un suivi oncogériatrique est donc souhaitable pour tous les patients à partir de l’âge de 75 ans avant l’introduction d’un traitement anticancéreux. Pour les patients fragiles il est légitime de discuter une adaptation de la dose initiale du traitement et une surveillance plus intensive.
ITK en cas d’insuffisance rénale, hépatique et interactions médicamenteuses
Le métabolisme des principaux inhibiteurs multikinase ou sélectifs est hépatique, avec une excrétion rénale variable. Des adaptations de la dose du médicament sont souvent nécessaires pour ces patients. La problématique des patients atteints d’insuffisance rénale où hépatique sévère est peu étudiée en raison de l’exclusion de ces patients des essais cliniques. La plupart des ITK sont métabolisés par le cytochrome CYP3A4 et des nombreuses interactions pharmacologiques sont possibles et peuvent être responsables d’une surexposition responsable de toxicités dont des toxicités graves, ou d’une sous exposition responsable d’inefficacité.
Les médicaments anti acide comme les IPP doivent être évités le plus possible en raison d’une possible diminution de l’assimilation gastrointestinale des ITK avec un pH moins acide. Une large étude de registre de 12.538 patients avec cancer a observé qu’environ 1 patient sur 4 recevait à la fois ITK et IPP et que cette association était associée à une mortalité augmentée [4]. Les ITK peuvent aussi modifier l’exposition aux traitements concomitants et une attention spéciale doit être accordée aux traitements à fenêtre thérapeutique étroite. Les interactions doivent être recherchées systématiquement avant l’introduction de tout ITK si possible à l’aide d’une consultation avec un pharmacien spécialisé.
Les principales données sur le métabolisme, l’excrétion, la conduite à tenir en cas d’insuffisance rénale sévère et dialyse et insuffisance hépatique ainsi que les principales interactions médicamenteuses sont résumées dans le tableau suivant [5].
Médicament | Métabolisme principale | Excrétion rénale du médicament et des métabolites | Conduite à tenir en cas d’insuffisance rénale sévère | Dialyse | Conduite à tenir en cas d’insuffisance hépatique | Principales interactions |
Cabozantinib (IMK antiVEGF) | Hépatique, CYP3A4 | 27% | DFG < 30 ml/min Pas d’adaptation de dose en ligne théorique | Pas de donnés (pas d’adaptation de dose en ligne théorique) | Child-Pugh A-B: 66% de la dose Child-Pugh C: non recommandé | Puissants inhibiteurs (es. Ketokonazole) et inducteurs (es rifampicine) du CYP3A4 Inhibiteurs de MRP2 (es. cyclosporine, efavirenz) Pas d’interaction pour les IPP/antiacide |
Dabrafenib (antiBRAF) | Hépatique, CYP2C8 et CYP3A4 | 23% | Pas de données (pas d’adaptation de dose en ligne théorique) | Le médicament n’est pas dialysé, concentrations comparables à celles des patients avec fonction rénale normale | Insuffisance hépatique modérée à sévère, pas de données, baisse de 50% de la dose conseillée | Puissants inhibiteurs et inducteurs du CYP3A4 et du CYP2C8 Pas d’interaction significative pour les IPP/antiacide Inducteur des cytochromes CYP2B6, CYP2C8, CYP2C9, CYP2C19, et UGT et des protéines de transport des médicaments (es. Pgp et MPR2) |
Larotrectinib (antiNTRK) | Hépatique, CYP3A4 | 39% | Pas d’adaptation de dose | Pas d’adaptation de dose | Child-Pugh B-V Child-Pugh A-B:C: 50% de la dose | Inhibiteur et inducteur du CYP3A, de la P-gp et inhibiteur de la BCRP faible inhibiteur du CYP3A (tacrolimus), inducteur du CYP2B6 |
Lenvatinib (IMK antiVEGF) | Hépatique, CYP3A4 | 24% | DFG < 30 ml/min dose d’attaque 14 mg | Pas de donnés | Child-Pugh A-B: pas d’adaptation de la dose Child-Pugh C: 14 mg (50%) | Pas d’interaction majeure selon EMA |
Pazopanib (IMK antiVEGF) | Hépatique, CYP3A4 | <4% | DFG < 30 ml/min Pas d’adaptation de dose en ligne théorique | Pas de données (improbable que la drogue soit dialysée) | Insuffisance hépatique modérée : 200 mg QD (25%) sévère, non recommandé | Puissant inhibiteur et inducteur du CYP3A4, P-gp et BCRP la co-administration de pazopanib avec des médicaments qui augmentent le pH gastrique doit être évitée** pazopanib est un inhibiteur de l'enzyme UGT1A1 |
Selpercatinib (antiRET) | Hépatique, CYP3A4 | 24% | Pas d’adaptation de dose | Pas de données | Child-Pugh A-B: pas d’adaptation de la dose Child-Pugh C: 80 mg BID (50%) | Puissant inhibiteur et inducteur du CYP3A4 Un PH augmenté peut réduire l’assimilation, prise de ranitidine 2h après la prise de selpercatinib à jeun ou un IPP avec prise du selpercatinib avec le repas possible Inhibiteur du CYP2C8 et du CYP 3A4 et du P-gp (digoxine !) |
Sorafenib (IMK antiVEGF) | Hépatique, CYP3A4 | 19% | DFG 20-39 ml/min: 200 mg BID, augmenter la dose selon la tolérance | DFG< 20 ml/min où dialyse: 200 mg QD, augmenter la dose selon la tolérance (Miller et al) | Child-Pugh A-B: pas d’adaptation de dose Child-Pugh C: 200mg QD, et augmenter selon la tolérance | Puissant inhibiteur et inducteur du CYP3A4 Néomycine peut altérer la flore digestive et diminuer l’exposition au sorafenib pour altération du recyclage entéro-hépatique |
Sunitinib (IMK antiVEGF) | Hépatique, CYP3A4 | 16% | Pas d’adaptation de dose | Pas d’adaptation de dose Augmenter le dosage selon la tolérance et les dosages pharmaco (une exposition réduite est possible sous dialyse) | Child-Pugh A-B: pas d’adaptation de dose Child-Pugh C: Pas de donnés (pas d’adaptation de dose en ligne théorique) | Puissant inhibiteur et inducteur du CYP3A4 |
Trametinib (antiMEK) | Hépatique, déacetylation par enzymes hydrolytiques | 19% ou < | Pas de donnés (pas d’adaptation de dose en ligne théorique) | Pas d’adaptation de dose | Insuffisance hépatique moderée : 1 mg QD (50%) sévère, pas recommandé | Inhibiteur puissant du P-gp |
Vandetanib (IMK antiVEGF) | Hépatique, CYP3A4 | 44% | DFG 30 - 50 ml/min: 200 mg QD (67% de la dose) < 30 ml/min: 50% de la dose | Pas de données (50% de la dose) | Pas d’adaptation de dose Bilirubine 1,5 ULN non recommandé | Inducteur puissant du CYP3A4 Médicament connu pour allonger l’intervalle QTc Inhibiteur du OCT2 (metformine) et du P-gp (digoxine) |
**Dans le cas où l'utilisation concomitante d'un inhibiteur de pompe à protons (IPP) s'avère médicalement nécessaire, il est recommandé que la dose de pazopanib soit prise une fois par jour le soir, sans nourriture, au même moment que l'IPP. Dans le cas où l'administration concomitante d'un antagoniste du récepteur H2 s'avère médicalement nécessaire, le pazopanib doit être pris sans nourriture, au moins 2 heures avant ou au moins 10 heures après l'administration de l'antagoniste du récepteur H2. Le pazopanib doit être administré au moins 1 heure avant ou 2 heures après l'administration d'antiacide d'action rapide.
Invasion des VAS ou de l’œsophage et anti VEGF: conduite à tenir ? Hémoptysie et fistule et anti VEGF: conduite à tenir ?
Le risque de saignement est augmenté avec le traitement par les inhibiteurs de kinase à action antiVEGF par rapport aux traitements par chimiothérapie ou placebo (OR = 1.79; 95 % CI 1.50-2.13, p-value <0.0001) avec cependant un risque semblable pour les évènements graves (OR = 1.22; 95 % CI 0.87-1.71, p-value 0.74) selon une méta-analyse de 16 753 patients atteints de cancer dans 50 études randomisées et contrôlées [6]. Les hémoptysies sont parmi les évènements plus fréquents et graves [7].
L’envahissement des voies aériennes et de l’œsophage est un facteur de risque d’hémoptysie [8] et de fistule [9] dans les cancers réfractaires de la thyroïde en traitement par ITK antiVEGF. Il n’est pas prouvé qu’un traitement focal préalable des lésions à risque réduise le risque d’hémoptysie ou de fistule. La chirurgie et la radiothérapie pourraient au contraire augmenter le risque d’hémoptysie ou de fistule [10].
La présence de lésions proches des voies aériennes et dans l’angle trachéo-oesophagien est à rechercher attentivement par imagerie en coupe et fibroscopie avant l’introduction d’un traitement par ITK antiVEGF. Un traitement préventif de ces lésions avec localisation à risque est à discuter en RCP de recours avant que la paroi œsophagienne et trachéale ne soit envahie, selon l’évolutivité de la maladie et le contexte général du patient (avis d’expert, pas de données).
Références
[1] Wildiers H, Heeren P, Puts M, Topinkova E, Janssen-Heijnen MLG, Extermann M, et al. International Society of Geriatric Oncology consensus on geriatric assessment in older patients with cancer. J Clin Oncol Off J Am Soc Clin Oncol 2014;32:2595–603. https://doi.org/10.1200/JCO.2013.54.8347.
[2] Brose MS, Worden FP, Newbold KL, Guo M, Hurria A. Effect of Age on the Efficacy and Safety of Lenvatinib in Radioiodine-Refractory Differentiated Thyroid Cancer in the Phase III SELECT Trial. J Clin Oncol Off J Am Soc Clin Oncol 2017;35:2692–9. https://doi.org/10.1200/JCO.2016.71.6472.
[3] Valerio L, Bottici V, Matrone A, Piaggi P, Viola D, Cappagli V, et al. Medullary thyroid cancer treated with vandetanib: predictors of a longer and durable response. Endocr Relat Cancer 2020;27:97–110. https://doi.org/10.1530/ERC-19-0259.
[4] Sharma M, Holmes HM, Mehta HB, Chen H, Aparasu RR, Shih Y-CT, et al. The concomitant use of tyrosine kinase inhibitors and proton pump inhibitors: Prevalence, predictors, and impact on survival and discontinuation of therapy in older adults with cancer. Cancer 2019;125:1155–62. https://doi.org/10.1002/cncr.31917.
[5] Krens SD, Lassche G, Jansman FGA, Desar IME, Lankheet NAG, Burger DM, et al. Dose recommendations for anticancer drugs in patients with renal or hepatic impairment. Lancet Oncol 2019;20:e200–7. https://doi.org/10.1016/S1470-2045(19)30145-7.
[6] Das A, Mahapatra S, Bandyopadhyay D, Samanta S, Chakraborty S, Philpotts LL, et al. Bleeding with vascular endothelial growth factor tyrosine kinase inhibitor: A network meta-analysis. Crit Rev Oncol Hematol 2021;157:103186. https://doi.org/10.1016/j.critrevonc.2020.103186.
[7] Qi W-X, Tang L-N, Sun Y-J, He A-N, Lin F, Shen Z, et al. Incidence and risk of hemorrhagic events with vascular endothelial growth factor receptor tyrosine-kinase inhibitors: an up-to-date meta-analysis of 27 randomized controlled trials. Ann Oncol Off J Eur Soc Med Oncol 2013;24:2943–52. https://doi.org/10.1093/annonc/mdt292.
[8] Lamartina L, Ippolito S, Danis M, Bidault F, Borget I, Berdelou A, et al. Antiangiogenic Tyrosine Kinase Inhibitors: Occurrence and Risk Factors of Hemoptysis in Refractory Thyroid Cancer. J Clin Endocrinol Metab 2016;101:2733–41. https://doi.org/10.1210/jc.2015-4391.
[9] Blevins DP, Dadu R, Hu M, Baik C, Balachandran D, Ross W, et al. Aerodigestive fistula formation as a rare side effect of antiangiogenic tyrosine kinase inhibitor therapy for thyroid cancer. Thyroid Off J Am Thyroid Assoc 2014;24:918–22. https://doi.org/10.1089/thy.2012.0598.
[10] Fugazzola L, Elisei R, Fuhrer D, Jarzab B, Leboulleux S, Newbold K, et al. 2019 European Thyroid Association Guidelines for the Treatment and Follow-Up of Advanced Radioiodine-Refractory Thyroid Cancer. Eur Thyroid J 2019;8:227–45. https://doi.org/10.1159/000502229.